Des tergiversations jurisprudentielles de l’approche « concrète » des traitements inhumains

Un arrêt rendu le 10 décembre par la Cour de Cassation, en matière de rétention administrative de deux personnes étrangères et de leur enfant de 2 mois et demi, précise les relations entre la loi française et le droit communautaire et les obligations du juge français à cet égard. En l'espèce, un couple d’origine arménienne, tous deux sans papiers, a été placé en rétention administrative après avoir reçu une obligation de quitter le territoire français. Ils étaient accompagnés dans le centre de rétention de leur enfant tout juste né. Lorsque le préfet a demandé au juge des libertés et de la détention (JLD) de prolonger ces mesures de rétention, ce dernier l’a débouté de sa demande. Le préfet a alors formé un recours contre cette décision du JLD. Les juges du fond ont estimé que malgré les espaces réservés aux familles présents dans les centres de rétention, le maintien d’une jeune mère de famille, son mari et leur bébé de 2 mois ½ dans de telles conditions constituait un traitement inhumain au sens de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. Ils considèrent que ces conditions de vie anormales imposées à l’enfant presque dès sa naissance ainsi que “la grande souffrance morale et psychique infligée à la mère et au père par cet enfermement”, sont manifestement disproportionnée avec le but poursuivi : la reconduite à la frontière. En évoquant l’article 3 de la CEDH, les juges du fond se placent sur le terrain des traitements inhumains ou dégradants. La Cour de Cassation pointe la faille de leur raisonnement, qui n’établit qu’une disproportion manifeste de la mesure avec le but poursuivi et n’établit pas l’occurrence de traitements inhumains, ne les caractérise pas comme tels avec des éléments concrets. La Cour se prononce ainsi : « l'obligation faite aux juges de veiller au respect par les autorités nationales des dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne peut les conduire à refuser d'appliquer une loi pour des motifs abstraits d'ordre général, qu'ils ne peuvent écarter l'application d'une disposition légale qu'après avoir recherché la façon concrète dont elle est mise en oeuvre. Aussi, ce n'est que s'il est établi que l'application de la loi en question aux situations de fait dont ils sont saisis serait de nature à constituer une violation de la convention européenne qu'ils doivent en écarter l'application“». Elle rappelle ainsi que si les juges du fond invoquent l’application de la CEDH, il faut qu’ils établissent de manière concrète quelle procédure ou quel état de fait viole l’une de ses dispositions.

Le JLD devra donc examiner avec soin les conditions concrètes de rétention des couples et de leurs enfants, en vérifiant de manière concrète si un traitement inhumain ou dégradant est décelable. La Cour de Cassation estime donc que le seul fait de placer en rétention administrative un enfant mineur accompagnant un étranger en situation irrégulière ne constitue pas, en soi, un traitement inhumain. Cette approche ultra positiviste peut-être vivement reprochée à la Cour, qui refuse de voir dans la mise en rétention d’un mineur dès sa naissance un cas concret de traitement inhumain ou dégradant. Elle se voile la réalité concrète par nécessité, sans quoi elle mettrait en cause le législateur français, puisque c’est une loi qui impose la rétention des enfants mineurs aux côtés de leurs parents en situation irrégulière… L’idéal de justice propre aux théoriciens du droit jus-naturalistes semble ici bafoué par une approche trop stricte de la séparation des pouvoirs et de l’application littérale des textes de loi, on peut s’en attrister…