Covid et perte de la chose louée : une décision importante au fond en matière de baux commerciaux.

Versailles, 12e ch., 6 mai 2021, n° 19/08848

1. Dans le cadre de cette affaire, la Cour d’Appel de Versailles devait se prononcer sur une demande de suspension des loyers et des charges par la société locataire du fait de la mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire depuis le 15 mars 2020 soutenant son impossibilité d’exploiter les locaux à compter de cette date sur le fondement de l’article 1722 du code civil.

Cet article dispose que « Si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n'est détruite qu'en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail. Dans l'un et l'autre cas, il n'y a lieu à aucun dédommagement ».

La cour d’appel de Versailles a écarté le jeu de l’article 1722 précité. Elle retient que l’impossibilité d’exploiter du fait de l’état d’urgence sanitaire (limitée dans le temps) s’expliquant par l’activité économique qui y est développée et non par les locaux, soit la chose louée en elle-même (Page 14 de l’arrêt). Cet arrêt au fond était particulièrement attendu.

2. Il est vrai que la cour d’appel de Grenoble avait rendu un arrêt au fond le 5 novembre 2020 (Grenoble, 5 nov. 2020, n° 16/04533), dans le cadre duquel elle a rejeté les moyens tirés de l'exception d'exécution et de la force majeure et a fait droit à la demande de paiement formulée par le bailleur. Il sera cependant rappelé que cet arrêt a été rendu dans le contexte très particulier d’une résidence de tourisme et avec une motivation pour le moins laconique : « le bailleur n’a pas manqué à ses obligations contractuelles ». En outre, la Cour d’appel de Grenoble est restée silencieuse sur le moyen tiré de la perte partielle de la chose louée. Il a donc fallu s’armer de patience pour qu’une nouvelle décision de la cour d’appel intervienne au fond. C’est chose faite !

3. L’arrêt rendu le 6 mai 2021 par la cour d’appel de Versailles s’inscrit certes aussi dans un contexte particulier puisque le tribunal de commerce de Versailles a ouvert par jugement du 4 juin 2020 une procèdure de sauvegarde à l’encontre de la société locataire. Pour autant, cet arrêt demeure important et particulièrement intéressant au regard de sa motivation et de son raisonnement.

La Cour a rejeté la force majeure invoquée par le débiteur dès lors qu’elle est inapplicable à une obligation contractuelle de sommes d’argent : « le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant la force majeure ».

En outre, la Cour a jugé que l’exception d’inexécution ne peut être avancée : « la délivrance du local par le bailleur n’étant pas contestée et l’impossibilité d’exploitation étant sans lien avec le local lui-même ». Mais, si cet arrêt se distingue des autres décisions rendues jusqu’alors c’est en ce qu’il écarte le jeu de l’article 1722 du code civil, qui prévoit la destruction en totalité ou partiellement de la chose louée pendant la durée du bail.

La Cour a jugé qu’« il n’est pas contesté qu’en l’espèce le bien loué n’est détruit ni partiellement ni totalement ; il n’est pas davantage allégué qu’il souffrirait d’une non-conformité, l’impossibilité d’exploiter du fait de l’état d’urgence sanitaire s’expliquant par l’activité économique qui y est développée et non par les locaux, soit la chose louée en elle-même. L’impossibilité d’exploiter durant l’état d’urgence sanitaire est de plus limitée dans le temps, ce que ne prévoit pas l’article 1722 du code civil, lequel ne saurait être appliqué en l’espèce ».

Cette décision reste inhabituelle en ce qu’elle est très motivée et en opposition complète avec les dernières décisions, en référé ou devant le juge de l’exécution, rendues sur le moyen de la perte de la chose louée (ex : Le tribunal judiciaire de La Rochelle qui a décidé que la fermeture des commerces en raison de la pandémie aboutit à une perte de la chose louée, dispensant le locataire des loyers - TJ La Rochelle, 23 mars 2021, n° 20/02428).

4. Il sera en outre mentionné que le même jour, la même cour d’Appel mais dans sa formation des référés, a rendu une décision contraire ainsi motivée « l’interdiction de recevoir du public dans son établissement en raison de cette situation de force majeure est aussi susceptible d’être assimilée à une perte partielle de la chose louée pendant les périodes susvisées au sens de l’article 1722 du code civil dès lors qu’il n’est pas contesté par [le bailleur] que son preneur était alors dans l’impossibilité d’y exercer son activité conformément à la destination prévue au contrat » (Versailles, réf., 6 mai 2021, n° 20/04284). D’autres décisions adoptent des décisions contraires également comme la cour d’appel de Paris dans deux arrêts rendus le 12 mai 2021 qui jugent que « la destruction de la chose louée peut s’entendre d’une perte matérielle de la chose louée mais également d’une perte juridique, notamment en raison d’une décision administrative et que la perte peut être totale ou partielle, la perte partielle pouvant s’entendre de toute circonstance diminuant sensiblement l’usage de la chose. En l’espèce, il est constant qu’en raison de l’interdiction de recevoir du public la société (preneuse) a subi une perte partielle de la chose louée puisqu’elle n’a pu ni jouir de la chose louée ni en user conformément à sa destination pendant les périodes de fermeture administrative, l’absence de toute faute du bailleur étant indifférente ».

Cela étant, il n’en demeure pas moins que ce qui est en revanche remarquable dans l’arrêt de la cour d’appel de Versailles, c’est qu’il s’agit du premier arrêt rendu au fond sur le sujet, à l’inverse des autres décisions. En l’état de la jurisprudence, une nécessité s’impose désormais : le positionnement de la Cour de cassation. Il convient donc d’attendre le cheminement que la Haute juridiction va adopter. Il est en effet nécessaire que la cour de cassation tranche le débat et qu’elle se positionne sur ce que l’on doit entendre par la notion de « chose louée » délivrée par le bailleur : soit on envisage la chose comme un objet en soi (et dans cette hypothèse, la crise sanitaire ne l’affecte pas et rien ne justifie le non-paiement du loyer), soit on l’envisage sous l’angle de sa destination (et dans cette hypothèse, à l’inverse, le preneur ne pouvant plus exercer son activité, destination du bail, le locataire devrait pouvoir être dispensé de payer)… Il est en revanche certain que tant que la Cour de cassation n’aura pas tranché ce point fondamental du droit des baux commerciaux, nous assisterons à une série de décisions contraires rendues par les juges du fond et des référés.

Sandra NICOLET