Préjudice moral, lien de causalité et enfant à naître, retour sur une jurisprudence extensive.

Dans un arrêt innovant du 11 février 2021 rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, il a été admis qu’un enfant simplement conçu puisse demander réparation de son préjudice moral causé par le décès de son grand-père, sans avoir à justifier les potentiels liens d’affections qu’ils auraient pu entretenir. Cet arrêt permet de faire écho à différentes notions bien connues des praticiens de la réparation du dommage corporel que sont le lien de causalité, le préjudice certain mais également des notions de droit de la famille telles que l’infans conceptus.

A l’origine des faits de cette affaire, un homme a été déclaré coupable par la Cour d’assises d’un meurtre par arme blanche. Agissant en qualité de représentante légale de sa fille mineure, la fille de la victime décédée a saisi la Commission d’Indemnisation des Victimes d’Infractions (CIVI) pour voir réparer le préjudice moral subi par fille, née postérieurement au décès mais conçue antérieurement.

Cette décision est ainsi particulièrement intéressante en ce qu’elle reconnait l’existence d’un préjudice d’affection au profit d’un enfant simplement conçu, qui pour autant, n’a jamais pu créer de quelconques liens d’affection.

Cette position avait d’ores et déjà été envisagée en 2017 par la Cour de cassation qui avait reconnu l’existence d’un préjudice moral à l’égard d’un enfant à naître suite au décès de son père. Aujourd’hui, la deuxième chambre civile expose un apport de principe non équivoque, en ces termes : « L'enfant qui était conçu au moment du décès de la victime directe de faits présentant le caractère matériel d'une infraction peut demander réparation du préjudice que lui cause ce décès. »

Plusieurs observations peuvent se dégager de cet attendu.

Tout d’abord, il apparait que l’indemnisation de ce préjudice est subordonnée à la notion « d’enfant à naître ». Juridiquement, il convient d’évoquer l’infans conceptus. Rappelons que cette notion est un abrégé de l’expression latine “infans conceptus pro nato habetur quoties de comodo ejus agitur” : l'enfant conçu sera considéré comme né chaque fois qu'il pourra en tirer avantage“. Cela permet notamment de faire rétroagir la personnalité juridique au moment de la conception, dès lors que l’enfant pourrait y avoir un avantage. Néanmoins, ladite reconnaissance suppose la réunion de trois conditions : la conception de l’enfant, son intérêt et sa naissance ultérieure viable. Dans le cadre de l’espèce étudiée, il est ainsi nécessaire, pour que le préjudice moral de l’enfant à naître soit reconnu, que la personnalité juridique lui soit accordée de manière rétroactive.

En outre, l’enfant doit d’ores et déjà avoir été conçu au moment du fait dommageable, à défaut, aucune indemnisation n’a à ce jour été retenue par les juridictions. A titre d’exemple, et très récemment, dans une affaire où la petite sœur d’une fillette de dix ans invoquait la reconnaissance de son préjudice moral compte tenu de la disparition de sa sœur et du traumatisme que cela instaurait au sein du cadre familial, la cour de cassation a refusé toute indemnisation, rappelant que la victime par ricochet étant née postérieurement au fait dommageable, aucun lien de causalité ne pouvait être rapporté (Cass, 2e civ. 11 mars 2021, n°19-17.384).

Enfin, il apparait dans l’attendu de principe évoqué par la Cour que la victime doit être décédée suite à la réalisation de faits présentant le caractère matériel d’une infraction. Cette dernière condition étant une condition de saisine de la CIVI, il convient de demeurer curieux des décisions à intervenir.

A la lecture de cet arrêt, une interrogation demeure. Effectivement, la question du lien de causalité direct et certain peut être remise en cause dans cette espèce.

Et pour cause, avant les années 2017, dans une pareille espèce, la chambre civile de la Cour refusait toute indemnisation estimant que si l’enfant était né après l’accident de l’ascendant, aucun lien de causalité n’existait entre l’accident et le préjudice de l’enfant, peu importe qu’il était d’ores et déjà conçu au moment du fait dommageable (à titre d’exemple Cass. Civ. 2e, 24 mai 2006, n°05-18.663).

Toutefois, la Chambre criminelle avait quant à elle déjà retenu que l’enfant né des suites d’un viol était recevable à se constituer partie civile et ainsi être indemnisé de son préjudice, celui-ci étant conçu au moment du fait dommageable. (Cass. Crim 23 septembre 2010, n°09-82.483).

Il aura donc fallu attendre le 14 décembre 2017 pour que la deuxième chambre civile reconnaisse l’existence de ce préjudice à l’égard de l’enfant à naitre de la victime directe. Il était admis pour la première fois que « dès sa naissance l’enfant peut demander réparation du préjudice résultant du décès accidentel de son père survenu alors qu’il était conçu ». Cet arrêt défend l’intérêt de l’enfant à naître en consacrant un élargissement des préjudices réparables et du lien de causalité. Il était notamment retenu que l’enfant souffrait indéniablement de l’absence définitive de son père caractérisant l’existence d’un préjudice moral en lien avec l’infraction.

Si cela pouvait se déduire des liens de parenté avec le premier ascendant (père ou mère) la question est plus délicate concernant les grands parents. Pour autant, dans l’espèce étudiée, l’analogie était toute trouvée avec l’arrêt de 2017, la Cour retenant que :

« Q… E…(la petite fille) privée par un fait présentant le caractère matériel d'une infraction de la présence de son grand-père dont elle avait vocation à bénéficier, souffrait nécessairement de son absence définitive, sans avoir à justifier qu'elle aurait entretenu des liens particuliers d'affection avec lui si elle l'avait connu, et a déclaré la demande d'indemnisation de son préjudice moral recevable. »

Finalement, cette présomption de lien d’affection semble s’étendre à chacun des membres de la famille. Cela peut apparaitre surprenant car en pratique, il y a lieu d’indemniser quasi-automatiquement le préjudice d’affection des parents les plus proches de la victime directe (père et mère).

Cependant, concernant l’indemnisation des personnes dépourvues de lien de parenté, ou plus éloigné, avec la victime directe, il est nécessaire qu’elles établissent par tout moyen avoir entretenu un lien affectif réel avec le défunt. Dans le cadre du cas d’espèce, cette condition semble avoir été écartée, la Cour de cassation faisant sa propre appréciation de la souffrance de la petite fille considérant que :

« La petite fille privée de la présence de son grand-père souffre nécessairement de son absence définitive sans avoir à justifier qu’elle aurai entretenu des liens particuliers d’affection avec lui si elle l’avait connu. » On peut regretter l’absence de caractérisation des liens d’affections dans le cadre de la reconnaissance du préjudice moral d’un enfant à naitre.

De la même manière, nous pouvons valablement nous interroger sur l’étendue de cette reconnaissance : sera-t-elle appliquée aux membres collatéraux de la famille tels que les frères et sœurs, les oncles et tantes, les cousins et cousines, … ?

En outre, il convient de se poser la question de l’étendue du fait dommageable indemnisable. Effectivement, l’attendu de l’arrêt évoque le décès de la victime directe, mais qu’en sera-t-il du handicap lourd, de la disparition, de l’état végétatif … ? Autant de questions qui nous assurent une jurisprudence en la matière encore fournie…

Pauline FONLUPT