Le droit, un outil de promotion et de protection de la liberté de création artistique ?

« J’ai bien conscience que lorsqu’un ou une artiste doit prendre des risques pour continuer à s’exprimer, pour continuer à faire appliquer l’article 27 [de la Déclaration universelle des droits de l'homme] pour chacun d’entre nous, cela peut avoir des conséquences inimaginables pour elle ou pour lui, de même que pour sa famille, ses amis et ses collègues, avec des répercussions durables. C’est pourquoi j’éprouve un si profond respect pour celles et ceux d’entre vous qui ont relevé le défi, et me tiens résolument à vos côtés », Intervention de Karima Bennoune, Rapporteuse spéciale des Nations Unies dans le domaine des droits culturels, lors de la Conférence Safe Havens 2018, Malmö, Suède.

1. La protection des artistes connaît des avancées. Cela étant, en dépit de certains progrès, il reste encore une marge d’amélioration à promouvoir.

Les États ont régulièrement été invités à envisager d’inclure le droit à la liberté d’expression artistique comme droit spécifique dans la loi et d’établir des systèmes visant à assurer suivi et mise en application de ce droit.

C’est ainsi qu’en France, l’article 1er de la loi du 7 juillet 2016 - relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine - dispose succinctement que « La création artistique est libre ». Le texte s’insère dans le sillage des grandes lois du 29 juillet 1881, relative à la liberté de la presse, et du 30 septembre 1986, relative à la liberté de communication, qui commencent elles aussi par affirmer ces deux libertés avant d’en établir le régime juridique.

De cette loi de 2016 ressort indéniablement la volonté de mieux protéger la liberté de création artistique. En effet, cette loi est intervenue après un contexte particulier marqué par des attaques contre la création artistique quelques mois auparavant. La nécessité de protéger cette liberté apparaissait donc indiscutable, et la loi du 7 juillet 2016 se veut être la première à l’avoir consacrée en droit français.

2. Pour améliorer la protection juridique, il importe de comprendre comment une œuvre artistique est caractérisée.

Une œuvre artistique peut être conçue comme d’une part un droit individuel de l’artiste créateur et/ou interprète ; d’autre part, comme un droit collectif du public de prendre part à la vie culturelle.

D’aucuns ont d’ailleurs rappelé que cette double conception apparait dans les dispositions internationales ayant consacré cette liberté. Si l’article 19 du pacte international relatif aux droits civils et politiques en fait une branche de la liberté d’expression, l’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et l’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels rapprochent la liberté de création des droits culturels.

La liberté de création artistique pourrait être analysée comme une expression du droit à la culture.

C’est intéressant de noter d’ailleurs que récemment Caroline VIGNEAUX, ancienne avocate devenue humoriste, a indiqué en parlant de ses spectacles « c’était mon objectif de départ : faire rire les gens, et, en même temps, apporter de la culture ». Aussi, dans son dernier spectacle “Caroline Vigneaux croque la pomme”, lancée en 2018, elle a fait le choix d’aborder l'histoire du féminisme en passant par le droit de vote des femmes, le divorce, la reconnaissance du viol conjugal…Faire rire devient ainsi tout en art en évoquant tous ces sujets avec humour pour mieux sensibiliser et informer son public.

Les projets artistiques viennent ainsi favoriser le droit et la culture. De surcroît, peu importe l’époque, peu importe le support, par sa création artistique, l’artiste entend faire passer un message, faire réagir, voire bousculer les idées et faire évoluer les choses, mais aussi indirectement contribuer à améliorer la protection juridique.

De façon logique, la création artistique est donc dotée d’une dimension collective extrêmement importante. A la liberté d’émettre des idées et informations s’ajoute celle, pour le public, d’en recevoir.

3. Certains artistes n’ont pas hésité à passer par la provocation ou le scandale pour faire passer un message faisant ainsi l’objet parfois de censures voire plus.

Pour n’en citer que quelques-uns dans des domaines artistiques divers, il est opportun de se remémorer les exemples suivants :

- L’œuvre mémorielle Straight de l’architecte, plasticien et photographe Ai Weiwei, en 2013. Un art politique constitué avec les poutrelles métalliques des bâtiments qui se sont effondrés sur des écoliers, dénonçant le non-respect des normes de constructions, travail qui finira par conduire l’artiste en prison. - Les publicités BENETTON du photographe Oliviero Toscani qui propose des visuels qui appellent à la réaction et au scandale pour faire parler de la marque et pour transmettre un message « faire fraterniser tous les peuples ». Pour autant, en 1995, la Cour fédérale de justice allemande a interdit le visuel de certaines des publicités de ce photographe. - Tree, une sculpture gonflable haute de 24 mètres conçue spécifiquement pour la 41e édition de la FIAC par Paul McCarthy, un plasticien irrévérencieux, connu pour ses œuvres qui dérangent. Tree sera finalement retirée en 2014 après avoir été vandalisée durant la nuit. - L’Origine du monde (1866), une œuvre de Gustave Courbet représentant un sexe féminin qui a donné lieu à un débat devant les tribunaux français après qu’un professeur des écoles ait posté en 2011 sur son profil Facebook l’image dudit tableau. Quelque temps après, son compte a été désactivé pour non-respect des règles d’utilisation du réseau social. - La caricature, un art engagé, expression de la satire dans le graphisme, la peinture et la statuaire. Faire rire et faire mal, voilà son but. La caricature est une arme ancienne et redoutable. Déjà, en 1867, Pierre Larousse, dans son Grand dictionnaire, disait que « de toutes les armes utilisées par les Républicains pour combattre la tyrannie monarchique ou impériale, la plus redoutable, la plus cruelle, la plus efficace », avait été la « moquerie » : et là, il faisait directement référence aux dessinateurs, d’Honoré Daumier à André Gill, poursuivis par le pouvoir tyrannique devant les tribunaux, et parfois même jetés en prison, pour avoir défié la censure. Mais au fil du temps, l’espace du dessin de presse n’a cessé de se réduire. En revanche, les réactions à un dessin sur les réseaux sociaux, rapides, brutales, collectives, souvent injurieuses, nourrissent des polémiques qui peuvent menacer la libre expression du dessinateur et conduire à l’autocensure. - Etc.

En définitive, selon notre histoire et notre sensibilité, et en fonction de la forme d’engagement de l’œuvre, les puristes auront quelques sueurs froides et les autres seront sensibles à l’intelligence et au message de l’œuvre qui se prône devant eux.

Il n’en demeure pas moins qu’il est singulier de relever que des mouvements forts, des tragédies terribles sont nés d’œuvres artistiques, de créations faites pour pousser la réflexion de la communauté, et qui étaient sans doute indispensables pour les artistes eux-mêmes.

4. Face à des œuvres d’art controversées susceptibles de heurter la sensibilité d’une partie de leur population, les autorités peuvent être tentées d’exiger le retrait de l’œuvre et d’exercer une censure sans tenir suffisamment compte de leurs obligations. Ces actions sont souvent animées par des considérations politiques entrainant parfois un manquement aux obligations légales en agissant de la sorte.

Il est très important que les autorités, tout en montrant qu’elles prennent en considération l’offense éventuelle, défendent le principe de liberté artistique. Tout comme les pouvoirs publics, les juges et les avocats ont un rôle important à jouer dans le cadre de l’exercice respectif de leur profession pour traiter au mieux les questions relatives à la liberté artistique et défendre un artiste ou un centre culturel.

En outre, il convient de noter que les artistes sont souvent mal renseignés sur les questions juridiques et que l’accès à une assistance juridique et à une représentation légale constitue une demande de plus en plus importante.

Une action positive devrait émerger davantage à différents niveaux : exécutif, législatif et judiciaire et ce en faveur du développement et de l’accès à la création artistique.

En cas d’œuvre sujet à controverses, il convient d’encourager le dialogue avec les organisateurs sur les impératifs de sécurité entourant les activités culturelles qui ont lieu dans leurs espaces publics. Une explication apportée sur le sens de l’œuvre pourrait, dans certains cas, éviter des conséquences négatives pour les expressions culturelles et les échanges entre les artistes et leur public.

En outre, la loi du 7 juillet 2016 a le mérite de renforcer la valeur de la liberté artistique, en la distinguant des autres moyens d’expression, mais aussi elle rappelle l’importance que revêt la Culture dans toute société démocratique.

Aujourd’hui, les juges et les avocats tentent donc de garantir les différents droits protégés par le droit, tant national qu’international, regroupés sous la notion de liberté artistique. Au-delà de ces considérations, la création artistique entretient des liens étroits avec l’intérêt général. Il convient donc d’améliorer la protection et de promouvoir les différentes formes d’expressions culturelles, à savoir la liberté et la diversité de ceux qui les créent, les produisent, les diffusent et les distribuent.

Sandra NICOLET