Articulation des textes applicables entre droit commun et droit spécial au sujet du déséquilibre significatif

Dans un arrêt récent du 26 janvier 2022, la chambre commerciale de la Cour de cassation revient sur la notion de « déséquilibre significatif », en s’intéressant à la répartition des textes applicables entre droit commun et droit spécial. Cette décision de justice permet aussi d’apporter une clarification sur la mise en jeu de l’article 1171 du code civil, et ce depuis la réforme de 2016.

1. Avant d’examiner plus amplement les solutions de l’arrêt, il importe de rappeler que l'ordonnance du 10 février 2016 a introduit dans le Code civil la notion de déséquilibre significatif dans un contrat d'adhésion visant à protéger la partie faible. Il s’agit de l’article 1171 qui organise un véritable contrôle des clauses abusives en droit commun des contrats.

Cet article est rédigé ainsi :

« Dans un contrat d’adhésion, toute clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat est réputée non écrite. L’appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation du prix à la prestation. »

Depuis l’apparition de cette nouvelle disposition, la notion de déséquilibre significatif a connu un succès grandissant. Et encore, depuis ces derniers mois, le contentieux du déséquilibre significatif connaît une actualité importante.

2. C’est ainsi qu’en droit spécial de la consommation, la Cour de cassation veille à la bonne interprétation des textes sur les clauses abusives en nous enseignant par exemple que le Code de la consommation s’applique d’abord aux consommateurs mais également aux non-professionnels qualifiés comme étant « toute personne morale qui n’agit pas à des fins professionnelles ». (Cass. Com. 4 nov. 2021, n° 20-11.099). La Cour de justice de l’Union européenne est, à ce titre, saisie très régulièrement d’interprétation sur tel point ou tel autre du mécanisme (dernièrement, v. CJUE 21 déc. 2021, aff. C-243/20). En droit commun, par ailleurs, les solutions relatives au déséquilibre significatif sur la base de ce fameux article 1171 du code civil sont suivies avec beaucoup d’attentions tant leur importance est tangible pour une pratique qui en cherche encore, comme d’aucuns l’ont relevé, « tous les contours, toutes les nuances et toutes les potentialités ».

Et ce d’autant, qu’à l’instar de l’article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce, l’article 1171 du Code civil ne donne aucune précision s’agissant du cadre d’analyse qui doit présider à l’étude du déséquilibre.

Aussi, l’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 26 janvier 2022, devrait incontestablement faire parler de lui tant la solution tente de préciser l’articulation des règles de droit commun et celles de droit spécial. Cet arrêt apporte en outre les premières précisions depuis la réforme de 2016.

3. Dans l’affaire qui nous préoccupe aujourd’hui, une société exerçant une activité de restauration et de sandwicherie décide pour les besoins de son activité de signer le 25 septembre 2017 un contrat de location de matériel avec une société de financement. À la suite d’impayés, la société louant le matériel met en demeure de payer son débiteur le 16 juillet 2018 en visant la clause résolutoire contenue dans l’article 12, a) du contrat. Par acte extrajudiciaire du 16 août 2018, la société de location a fait assigner la société de restauration en paiement des sommes dues.

Le locataire oppose l’existence d’un déséquilibre significatif entre leurs droits et obligations et soutient de ce fait que la clause résolutoire est réputée non écrite au motif que cette clause réserve à la seule société de location la faculté de se prévaloir d'une résiliation de plein droit et qu’elle dote celle-ci de prérogatives importantes. Ses possibilités ne sont pas laissées au locataire qui invoque une absence de réciprocité et un déséquilibre significatif, conduisant à retenir que cet article 12 des conditions générales du contrat est réputé non écrit.

Par jugement du 23 octobre 2018, le tribunal de commerce de Saint-Étienne n’a pas suivi les arguments du loueur et a condamné ce dernier à payer les sommes dues à son cocontractant. Le locataire interjette appel, invoquant de nouveau le déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties créé par la clause résolutoire sur le fondement de l’article 1171 du Code civil, dans sa version applicable au litige.

4. La Cour d’appel de Lyon du 27 février 2020 infirme le jugement entrepris pour réputer non écrit l’article 12 des conditions générales du contrat et dire ainsi que le contrat de location n’a pas été résilié et qu’il se poursuit, par conséquent, jusqu’à son terme.

La Cour retient que la clause résolutoire de plein droit pour défaut de paiement des loyers inscrite à l'article 12 des conditions générales du contrat de location financière permet de déduire un déséquilibre significatif de son seul défaut de réciprocité. La Cour a considéré spécifiquement qu’un déséquilibre significatif s'inférerait des conditions résolutoires prévues à l'article 12.b, alors qu’en espèce seule la clause résolutoire de plein droit pour défaut de paiement des loyers prévue à l'article 12.a était mise en œuvre. Autrement dit, la cour d'appel a choisi de retrancher de façon indifférenciée du contrat de location financière l'intégralité des stipulations figurant à l'article 12 de ses conditions générales.

La Cour a relevé en particulier l’unilatéralité de l’article 12, en ce qu’il réservait au seul bailleur la faculté de se prévaloir d'une résiliation de plein droit. De plus, la clause visait des causes qui ne correspondaient pas à des hypothèses de manquements contractuels de la société locataire.

La Cour a donc jugé que la clause litigieuse est inapplicable, en l'état des dispositions du droit spécial (l'article L 442-1, I, 2°, du code de commerce), aux contrats conclus entre commerçants, tout en retenant néanmoins que la clause était applicable au contrat de location financière, en vertu de l’article 1171 du Code civil.

Si sa décision fait sens, un point semble faire défaut au regard de la répartition des textes applicables : si l’article L. 442-6 initialement invoqué par la partie défenderesse ne prend pas en compte la négociabilité de la clause, c’est bien le cas de l’article 1171 qui vise les seuls contrats d’adhésion. Or la Cour omet de vérifier si le contrat litigieux est véritablement un contrat d’adhésion, même si la clause était contenue dans les conditions générales du contrat de location-financière, généralement non négociées.

C’est donc sur la base de ce raisonnement que dans son arrêt du 27 février 2020 la Cour d’appel condamne donc l’entreprise de restauration a à verser au loueur une seule somme au titre des échéances échues impayées et non la totalité des loyers non échus, l’indemnité de résiliation et la majoration de 10 % prévue par la clause pénale.

5. La société de location se pourvoit en cassation en reprochant : - d’une part une mauvaise utilisation du texte de droit commun au détriment du droit spécial, à savoir l’article L. 442-6, I, 2°, du code de commerce (antérieurement à l’ordonnance du 24 avr. 2019) visant les pratiques restrictives de concurrence. - d’autre part, elle reprochait également une mauvaise utilisation de l’article 1171 du code civil tant dans l’appréhension du déséquilibre significatif que dans la mise en jeu de la sanction du réputé non écrit.

Plus spécifiquement, pour contester l’arrêt de la Cour d’appel, le loueur invoque dans son pourvoi la violation de l’article 1171 du Code civil : - cet article ne s’applique pas aux relations entre commerçants ; - la clause résolutoire de plein droit, au seul profit du loueur, en cas d’inexécution par le locataire, ne crée pas de déséquilibre significatif, s’expliquant par l'objet même du contrat de location financière, à savoir le financement de l'intégralité du prix des matériels loués.

Il en ressort que toute la difficulté résidait dans la bonne application des textes et leur répartition pour apprécier le déséquilibre significatif. Dans cet arrêt important du 26 janvier 2022, la Cour de cassation vient clarifier ce point.

6. Dans un premier temps, la Cour de cassation rejette le premier argument selon lequel l’article 1171 du Code ne s’applique pas aux relations entre commerçants.

Pour ce faire, elle invoque les travaux parlementaires pour renforcer son affirmation : « Il ressort des travaux parlementaires de la loi du 20 avril 2018 ratifiant l’ordonnance de 2016 que l'article 1171 du Code civil, qui régit le droit commun des contrats, sanctionne les clauses abusives dans les contrats ne relevant pas des dispositions spéciales des articles L. 442-6 du Code de commerce et L. 212-1 du Code de la consommation ». Puis, elle retient que cet article « s'applique donc aux contrats, même conclus entre producteurs, commerçants, industriels ou personnes immatriculées au répertoire des métiers, lorsqu'ils ne relèvent pas de l'article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 24 avril 2019, applicable en la cause » (désormais art. L. 442-1, I). Les contrats de location financière conclus par les établissements de crédit et sociétés de financement « ne sont pas soumis aux textes du Code de commerce relatifs aux pratiques restrictives de concurrence (Cass. com., 15 janv. 2020, n° 18-10.512, publié au Bulletin) ».

Autrement dit, la Cour de cassation soutient que l'article 1171 du Code civil s'applique aux contrats, même conclus entre commerçants.

7. La Cour de cassation rappelle ensuite pour apprécier le déséquilibre que, dans un contrat de location financière, le défaut de réciprocité de la clause résolutoire se justifie par la nature des obligations auxquelles sont respectivement tenues les parties.

Elle rappelle que l'appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur l'objet principal du contrat ni sur l'adéquation du prix à la prestation. La clause litigieuse prévoyait, dans son paragraphe a), la faculté pour le loueur de se prévaloir d'une résiliation de plein droit en cas d’inexécution par le locataire de ses obligations, particulièrement celle de payer les loyers, qu'aucune autre stipulation n'ouvrait au locataire. Pour la Cour, « Le défaut de réciprocité de la clause résolutoire de plein droit pour inexécution du contrat prévue à l'article 12, a) des conditions générales se justifie par la nature des obligations auxquelles sont respectivement tenues les parties ».

Par ailleurs, la Cour relève que spécialement dans son paragraphe b), la clause stipulait d’autres cas de résiliation de plein droit pour des causes qui ne correspondaient pas à des manquements contractuels de la société locataire (hypothèses tenant à sa vie sociale ou à l'exécution d'autres contrats), sans que ces possibilités soient laissées à l’entreprise de restauration. La cour d’appel s’est appuyée sur ce paragraphe b) créant un déséquilibre pour réputer non écrite la totalité de l’article 12.

En statuant ainsi, la Cour de cassation retient que la Cour d’appel a violé l’article 1171, ces clauses a) et b) étant distinctes tant par leur objet que par leur nature juridique, comme le soutenait le locataire.

Il en ressort que dans le cas où un déséquilibre significatif est caractérisé, seules sont réputées non écrites les clauses génératrices de ce déséquilibre et celles qui leur seraient indivisiblement liées, toutes les autres clauses demeurant intactes et pleinement efficaces.

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Cette décision permet d’une part de mieux appréhender la répartition des textes applicables entre le droit commun et le droit spécial.

En effet, l’article 1171 du Code civil vise « toute clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat », la formulation étant alors relativement proche de l’article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce qui vise les « obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ». Toutefois, l’article 1171 précité retient la notion de clause comme fait générateur d’un potentiel déséquilibre, alors que l’article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce procède à une rédaction plus large en visant les « obligations ».

Lors de l’introduction de la nouvelle disposition, certains se sont interrogés afin de savoir si la jurisprudence rendue sur le fondement de l’article 1171 nouveau de Code civil serait audacieuse ou si elle s’inspirait des solutions dégagées par la jurisprudence de l’article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce. De toute évidence, à la lecture de cette décision commentée, il appert que le juge s’est inspiré du critère du défaut de réciprocité, qui constitue l’un des critères pertinents dégagés par l’article du code de commerce précité.

En définitive, la Cour de cassation, dans son arrêt du 26 janvier 2022, vient préciser l’articulation des règles de droit commun et celles de droit spécial et reprend le critère du défaut de réciprocité pour apprécier le déséquilibre.

D’autre part, par cette solution la Cour de cassation vient apporter des précisions depuis la réforme de 2016 permettant d’y voir plus clair sur la mise en jeu de l’article 1171 du code civil.

Cela étant, il est possible de s’interroger sur le fait de savoir si la solution retenue par la Cour de cassation aurait été différente si une indivisibilité avait été constatée entre les deux séries de la clause litigieuse. En effet, il est jugé en l’espèce que « dès lors, à défaut de toute indivisibilité constatée entre ces deux séries de clauses, qui étaient distinctes tant par leur objet que par leur nature juridique, la cour d'appel ne pouvait retrancher de façon indifférenciée du contrat de location financière l'intégralité des stipulations figurant à l'article 12 de ses conditions générales, motifs pris d'un déséquilibre significatif qui s'inférerait des conditions résolutoires prévues à l'article 12.b, quand seule était ici mise en œuvre la clause résolutoire de plein droit pour défaut de paiement des loyers prévue à l'article 12.a, ce en quoi elle a de nouveau violé l'article 1171 du code civil »

Cette décision a donc pour corolaire d’inviter le praticien à réfléchir sur les conséquences de ses solutions, tant sur le texte applicable que sur la rédaction des clauses du contrat d’adhésion. Cet arrêt constitue indéniablement une décision de justice importante pour les contractants qui doivent prêter une attention particulière aux contrats qu’ils vont signer ou faire signer afin de ne pas voir des clauses contractuelles créer de déséquilibre significatif.

Les prochaines solutions faisant écho au déséquilibre significatif et à cet article 1171 feront donc l’objet d’une particulière attention. D’ici là, le souci rédactionnel qui ressort de la solution de cet arrêt, nous semble être essentiel au regard des termes des clauses des contrats qu’il convient de soumettre à un avis d’expert.

Sandra NICOLET