BAUX COMMERCIAUX ET CRISE SANITAIRE : UN POINT JURISPRUDENTIEL SUR L’EXIGIBILITE DES LOYERS

Dans le contexte de la COVID 19, les pouvoirs publics ont adopté des mesures de fermetures administratives interdisant l’accès à un certain nombre de magasins dits « non essentiels ».

Dans le cadre du premier confinement, ces mesures ont provoqué de nombreux impayés de loyers commerciaux. En l’absence de dispositions générales sur les loyers commerciaux, beaucoup d’encre à couler sur ce sujet.

En effet, depuis, les bailleurs et preneurs s’opposent sur l’exigibilité ou non des loyers pendant la période de fermeture imposée par l’administration.

Face à cette situation inédite, plusieurs moyens de défense sont invoqués par les preneurs, dont notamment :

- La force majeure (article 1218 du code civil),

- La perte partielle de la chose louée ou encore manquement du bailleur à son obligation de délivrance (article 1722 du code civil), lequel justifierait la mise en œuvre de l’exception d’inexécution (article 1219 du Code civil) par le preneur et la suspension du paiement des loyers,

- L’imprévision (article 1195 du code civil).

Une analyse des décisions de justice relatives à l’exigibilité des loyers commerciaux afférents au deuxième trimestre 2020 récemment rendues permet d’apporter quelques éléments d’appréciation concernant la réception de ces arguments par les juges.

1. Le 10 juillet 2020, le tribunal judiciaire de Paris rend un jugement sur le fond. TJ Paris, 10 juillet 2020, n°20/04516.

La question posée au tribunal était de savoir si l’article 4 de l’ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020, qui a pour effet d’interdire aux créanciers de pratiquer des voies d’exécution forcées pendant la période juridiquement protégée, pouvait être opposé au bailleur. En l’espèce, le preneur avait fondé sa défense sur le report de l’exigibilité des loyers de la période dite juridiquement protégée qu’il déduisait de l’article 4 de l’ordonnance précitée, sans avancer de moyen de défense tiré de la force majeure ni d’un quelconque manquement du bailleur à ses obligations. Le Tribunal judiciaire rappelle que l’article 4 de l’ordonnance n°2020-306 n’a pas pour effet de suspendre l’exigibilité des loyers échus entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 qui est dû par le preneur et que le contrat de bail doit être exécuté de bonne foi par les parties.

Le tribunal précise en effet que : « les contrats doivent être exécutés de bonne foi, ce dont il résulte que les parties sont tenues, en cas de circonstances exceptionnelles, de vérifier si ces circonstances ne rendent pas nécessaire une adaptation des modalités d’exécution de leurs obligations respectives ». Il est intéressant de relever que pour prendre sa décision, le tribunal s’est attardé sur le comportement du bailleur et du preneur. :

- le bailleur n’a pas exigé le paiement immédiat du loyer et des charges dans les conditions prévues au contrat mais a proposé un aménagement ;

- le preneur n’a jamais formulé de demande claire de remise totale ou partielle des loyers et/ou charges dus, ni sollicité d’aménagement de ses obligations sur une période bien déterminée.

En considération de ces éléments, le tribunal judiciaire de Paris considère que le bailleur a exécuté ses obligations de bonne foi compte tenu des circonstances et fait droit à sa demande de paiement. En définitive, cette décision apporte un éclairage sur l’application de l’article 4 de l’ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020 qui organise un simple mécanisme de report des loyers en énonçant que les astreintes, les clauses pénales, les clauses résolutoires ainsi que les clauses prévoyant une déchéance sont réputées n'avoir pas pris cours ou produit effet pendant la période juridiquement protégée. Toutefois, aucune conclusion ne peut être tirée de cette décision sur la possibilité ou non des preneurs d’obtenir l’absence de règlement des loyers pendant la période de fermeture administrative.

2. Le 26 octobre 2020, le tribunal judiciaire de Paris rend deux ordonnances de référés.

TJ Paris, 26 octobre 2020, n°20/55901 et 20/53713. Dans ces ordonnances, le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris a énoncé que la condamnation des locataires d'une salle de sport et d'une parapharmacie à régler les loyers dus au titre du deuxième trimestre de l'année 2020 se heurtait à une contestation sérieuse. Le Tribunal a tout d’abord repris la motivation du jugement rendu par le tribunal judiciaire de Paris le 10 juillet 2020 concernant l’absence de suspension des loyers et l’exécution du bail de bonne foi. Il a ensuite ajouté que le moyen tiré de la force majeure est inopérant car il s’agit d’une obligation de somme d’argent, pour enfin préciser que le contexte sanitaire ne saurait générer en lui-même un manquement à l’obligation de délivrance du bailleur. Cependant, le juge a considéré que le moyen tiré de l’exception d’inexécution « doit être étudié à la lumière de l’obligation pour les parties de négocier de bonne foi ». Il a relevé que “…les contrats devant être exécutés de bonne foi selon l'article 1134 devenu 1104 du code civil, les parties sont tenues, en cas de circonstances exceptionnelles, de vérifier si ces circonstances ne rendent pas nécessaire une adaptation des modalités d'exécution de leurs obligations respectives.” Et encore, il a aussi retenu que l'exception d'inexécution soulevée par les locataires est de nature à créer une contestation sérieuse si bien qu'ils n'ont pas été condamnées à régler les loyers dus. En outre, les juges ont constaté que les locataires avaient essayé de trouver une solution amiable, preuve de leur bonne foi. Compte tenu de ces éléments, le juge considère que la demande en paiement des loyers afférents au deuxième trimestre 2020 est sérieusement contestable et dit n’y avoir lieu à référé sur celle-ci. Néanmoins, la portée de ces deux décisions est à relativiser même si elle donne des éléments de réflexion sur la façon dont les juges apprécient les moyens de défense soulevés par les preneurs. Cela étant, le Juge des référés en tant que Juge de l'évidence ne peut pas condamner les parties à verser une somme en cas de contestation sérieuse. Dès lors, il n'y a aucune garantie que le Tribunal saisi au fond rendra la même décision.

3. Le 4 novembre 2020, le tribunal judiciaire de Boulogne-sur-Mer rend une ordonnance de référé. TJ Boulogne-sur-Mer, 4 novembre 2020, n°20/00205.

Dans cette ordonnance, le Tribunal considère que l'obligation du preneur d'acquitter les loyers et charges contractuellement dus entre le 15 mars 2020 et le 10 mai 2020 se heurte à une contestation sérieuse mais que le surplus de la dette est incontestable.

Pour rendre sa décision, le juge des référés va dans un premier temps relever que les moyens tirés de la force majeure, du manquement du bailleur à son obligation de délivrance et de l’exception d’inexécution font actuellement l’objet d’analyses juridiques divergentes.

Aussi, il tient à ajouter que la réponse à ces questions ne relève pas de l’évidence et ne peut être tranchée que par le juge du fond. Cette approche s’inscrit dans la lignée du raisonnement de l’ordonnance précitée du 26 octobre 2020.

Par voie de conséquence, le juge des référés va considérer que l’obligation du preneur d’acquitter les loyers et charges contractuellement dus au cours de la période précitée se heurte donc à une contestation sérieuse mais que le surplus de la dette est incontestable.

Une fois de plus, le bailleur devra également formuler sa demande devant le juge du fond.

Dès lors, les décisions rendues en référé ne préjugent pas de la décision finale qui pourrait être rendue devant les juges du fond. Néanmoins, elles invitent les bailleurs à la prudence s'ils entendent saisir le Juge des référés afin d'obtenir rapidement la condamnation de leurs locataires à régler les loyers commerciaux dus pendant la période de confinement et de fermeture des commerces, voire obtenir le constat de l'acquisition de la clause résolutoire.

4. Un arrêt de la Cour d'appel de GRENOBLE du 5 novembre 2020 (CA Grenoble, Ch. Com., 5 novembre 2020, n°16/04533)

La Cour a condamné un locataire exploitant une résidence de tourisme à régler les loyers dus au titre du deuxième trimestre 2020 au motif que ce dernier ne pouvait pas invoquer l’exception d’inexécution ou la force majeure. Cet arrêt est particulièrement intéressant car tous les arguments sont balayés. La Cour rejette le moyen tiré de l’exception d’inexécution en précisant que « le bail commercial n’a pas subordonné le paiement des loyers à une occupation particulière des locaux ni à aucun taux de remplissage ». Puis, elle rejette le moyen tiré de la force majeure, au motif qu’il n’est pas justifié par l’intimée de difficultés de trésorerie rendant impossible l’exécution de son obligation de payer les loyers. Cette épidémie n’a pas ainsi de conséquences irrésistibles. La lecture de cette décision permet de constater que la résidence de tourisme n'a fait l'objet d'une fermeture qu'à compter du décret du 11 mai 2020.

En outre, Il existait cependant une dérogation pour les personnes souhaitant y élire leur domicile. Une activité était donc possible pour ces résidences même si elle était réduite.

La teneur de cette décision permet d’en déduire que les restaurateurs continuant actuellement leur activité par le biais de la vente à emporter ne pourront pas obtenir aisément une annulation pure et simple de leurs loyers en cas de litige avec leurs propriétaires. En revanche, la Cour ne se prononce sur le moyen tiré de la perte partielle de la chose louée. Au demeurant, il sera encore constater que les magistrats observent le comportement des parties pour rendre leurs décisions.

En résumé, à l’aune de ces décisions, il peut être retenu que :

- L’état d’urgence sanitaire ne constitue pas un argument juridique afin d’obtenir une exonération de loyer.

- Il est recommandé aux parties de se rapprocher avant d’engager une action judiciaire et de proposer un aménagement ou solliciter une remise des sommes dues pour être considéré comme un cocontractant de « bonne foi ».

A défaut d'accord et en particulier pour les commerces et activités purement et simplement fermés, comme les salles de sport, la solution la plus opportune pour le locataire paraît être celle de justifier d'une tentative de règlement amiable avec son bailleur. En effet, les magistrats regardent attentivement l’existence ou non de contestations sérieuses et au final la bonne foi des parties. Les juges vont vérifier la démarche amiable par chacune des parties afin d'adapter leurs obligations respectives au regard du contexte sanitaire et économique actuel.

Si les diligences amiables n'aboutissent pas, l'une des possibilités actuelles pour le locataire peut être celle d'invoquer le mécanisme de l'exception d'inexécution prévu et défini à l'article 1219 du Code civil.

Le fait que les bailleurs ont été placés dans l'impossibilité de délivrer un local à leurs locataires est de nature à permettre au locataire de se dispenser d'exécuter les siennes.

Le locataire a aussi la possibilité non simplement de se défendre mais aussi d'agir contre le bailleur, soit sur le fondement de l'action en révision en raison de l'imprévision (article 1195 du Code civil), soit sur le fondement de la révision triennale du statut des baux commerciaux (article L. 145-38 du Code de commerce). Une solide étude du dossier reste néanmoins nécessaire avant de recourir à ces mécanismes, étant précisé que tout recours est sans garantie compte tenu de l'aléa judiciaire inhérent à tout procès.

A ce stade, il est évidemment difficile de retenir une appréciation uniforme, et de pouvoir se prévaloir automatiquement des conséquences de la crise sanitaire pour obtenir un effacement des loyers. L’interprétation que fera la Cour de Cassation sur les limites de bonne foi en droit des contrats demeure donc un point particulièrement intéressant et attendu.