L’indemnisation du dommage corporel à l’aune de l’intelligence artificielle

Le 27 mars 2020, alors que la France poursuit les mesures de confinement imposées par le gouvernement, le décret n°2020-356 dit « DataJust » fait son apparition. Ce décret a pour objet de créer un outil de justice prédictive en matière d’indemnisation du dommage corporel, permettant la création d’un référentiel indicatif.

Qu’est-ce que la justice prédictive ?

La combinaison de l’intelligence artificielle et de la multiplicité des décisions de justice laissées en libre accès grâce à la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 a laissé place à l’exploitation de millions de jugements et d’arrêts par des algorithmes : la justice prédictive.

Concrètement, la justice prédictive permet à ses bénéficiaires de réaliser des statistiques et des probabilités sur l’issue d’un litige. En la matière, certains outils ont d’ores et déjà été créés aux fins de permettre à leurs utilisateurs d’optimiser les stratégies contentieuses à amorcer grâce à ses algorithmes qui donnent un pourcentage de chance de remporter ou non un procès, évaluent les dommages et intérêts susceptibles d’être alloués et identifient les moyens de droit et/ou les faits retenus par le juge.

A long terme, l’utilisation de la justice prédictive contribuera indéniablement à : • améliorer la prévisibilité des décisions de justice, • connaître les différentes pratiques juridictionnelles, • connaître réellement ses chances de succès, • connaître les fourchettes d’indemnisation de chaque dossier, • connaître les arguments les plus convaincants qui vont déterminer la décision.

Qu’en est-il de « DataJust » ?

Le Ministère de la Justice a souhaité créer son propre outil d’analyse de données jurisprudentielles et a été autorisé à mettre en œuvre, pour une durée de deux ans, un traitement automatisé de données à caractère personnel, dénommé « DataJust ».

Il est prévu que celui-ci puisse servir à l’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels.

Ce référentiel sera extrait des décisions de justice rendues en appel entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2019 par les juridictions civiles et administratives.

Les données pouvant être collectées seront constituées notamment par l’âge, le genre, le lien de parenté avec les victimes mais également les montants alloués pour la plupart des poste de préjudice listé dans la nomenclature Dintilhac.

Jusqu’alors, l’évaluation des sommes accordées était fixée selon la jurisprudence, avec pour seul impératif, l’indemnisation intégrale du préjudice subi. L’idée d’une nécessité d’un référentiel était toutefois apparue dans le projet de réforme de la responsabilité civile dévoilé le 13 mars 2017.

Qu’en est-il du traitement automatisé de données personnelles ?

La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) a été saisie dès le 07 novembre 2019 par le Ministre de la Justice d’une demande d’avis concernant le projet de décret « DataJust », afférent à la création d’un traitement automatisé de données personnelles. (Demande d'avis n° 19020148).

Au sein de sa délibération n° 2020-002 du 9 janvier 2020, la CNIL « prend acte que les finalités du traitement DataJust doivent permettre une meilleure administration de la justice et la mise à disposition des justiciables d’un outil leur permettant d’effectuer des choix de manière plus éclairée quant à la pertinence ou non d’engager un contentieux ou d’accepter ou non les offres d’indemnisation proposées par les assureurs. »

Pour l’essentiel, la CNIL valide la licéité du dispositif envisagé au regard des dispositions relatives aux données personnelles, en émettant bien entendu quelques réserves.

La CNIL estime notamment qu’une vigilance particulière devra être portée aux données sensibles au sens de la loi du 6 janvier 1978 modifiée (données relatives à la santé et/ou à la vie sexuelle) qui pourront être collectées au titre de la catégorie des données et informations relatives aux préjudices subis.

Que faut-il en penser ?

Dans un premier temps, il est aisé de s’interroger sur la priorité d’un tel décret, publié alors que le pays est tourné vers l’évolution sanitaire et économique liée au Covid-19. Sur ce point, l’ANADAVI (Association Nationale des Avocats de Victimes de Dommages Corporels) indique ne pas avoir été informée d’une telle publication et déplore que celle-ci soit intervenue pendant le confinement.

Par ailleurs, ce décret risque de bousculer le monde des avocats. En effet, cet algorithme a une vocation judiciaire mais également, et surtout, amiable. En ce sens, les compagnies d’assurances pourront invoquer le barème entre elles et conduire ainsi à une déjudiciarisation de ce type de contentieux.

En la matière, il faudra toujours se montrer vigilant à l’égard de la qualité des « données de base » étant exploitées par l’intelligence artificielle, celles-ci pouvant contenir des erreurs. Il faut avoir conscience que les décisions des juridictions tant civiles qu’administratives seront consultées.

Or, dans le cadre de procédure d’indemnisation des victimes de dommage corporels, ce ne sont pas les mêmes barèmes qui sont utilisés devant chacun de ces prétoires.

Il faudra également toujours vérifier l’algorithme utilisé, en ce sens que celui-ci devra pouvoir être contestable et transparent.

En outre, le contentieux du dommage corporel comporte une dominante humaine non négligeable. La valorisation de chaque poste de préjudice demeure soumise à une appréciation individuelle et humaine qui ne saurait difficilement être transmise par un algorithme.

Enfin et à l’instar de tout outil de justice prédictive, l’utilisation de DataJust par les juges n’inciterait - elle pas ces derniers à se « reposer » sur ce qui a été auparavant tranché par la majorité des juristes concernés par un litige similaire et de se contenter consciemment ou non, de les « suivre » ? Cette incitation au conformisme et à l’inertie est redoutable et redouté par de nombreux juristes, comme Antoine GARAPON qui parlera de l’ « effet moutonnier » de la justice prédictive.

Il apparaît ainsi nécessaire d’accorder une attention particulière aux travaux issus de ce décret, en s’interrogeant sur sa fiabilité et en défendant inlassablement les droits liés à l’individualité de la victime.

Toutefois, il convient de préciser que le décret publié le 27 mars dernier permet uniquement la création de l’algorithme, mais non encore l’utilisation du référentiel qui en découle.

Il convient donc d’être vigilant et prudent sur les suites à donner.